Entretien avec Camille Poupat, Saxophoniste
(11. 12. 2014, fait par Ellen Moysan à Chartres, France)
Cursus DEM au CNR de Tours
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Même si je te connais je vais tout de même commencer par te demander si tu es d’une famille de musiciens, question que je pose souvent pour pouvoir situer un peu mon interlocuteur.
Musiciens non. Mélomanes plutôt : ma mère écoutait du classique et mon père du jazz.
Antoine Tamestit me disait que l’environnement était partie du don musical, m’expliquant que son premier enfant était déjà imprégné et serait sans doute très à l’aise à l’instrument. Est-ce que tu penses aussi que le don a affaire avec le milieu d’origine ?
C’est sûr que si on grandit dans un environnement musical, on part avec un avantage j’imagine. Le contexte de vie fait effectivement beaucoup. Ce contexte, une fragilité….peuvent aussi faire que l’on mise tout et que l’on s’investit entièrement dans sa musique.
Oui. La créativité est très liée avec la fragilité c’est vrai. D’ailleurs ça peut être seulement une très grande sensibilité qui rend très poreux aux événements, aux choses, aux relations.
Bon mais il ne faudrait pas en tirer la conclusion qu’il est nécessaire d’être fracturé pour être un génie.
Oui bien sûr !
Le don est en tout cas une certaine présence sonore. Il y a quelque chose de vital. J’ai une élève ici, elle est vraiment douée, elle interprète vraiment, elle se donne totalement dans ce qu’elle fait.
Elle s’engage quoi. Elle comprend sans doute très bien la musique.
C’est ça, on comprend bien. Parfois cela se révèle petit à petit. Il ne faut pas sous-estimer les dons qui se révèlent plus tardivement, au fur et à mesure que le jeu s’affine dans le temps.
Oui. Et aussi les enfants doués qui ne donnent rien. Dans mon travail je m’intéresse à cette musique intérieure. Au « chant intérieur ». Est-ce que cela te parle comme notion ?
Je ne sais pas trop. Je n’emploie pas vraiment ce mot.
Qu’est-ce qu’on fait quand on joue de son instrument ?
Je crois qu’en fait on s’efforce de faire de notre instrument un prolongement de nos moyens d’expression que sont les gestes, la parole…la pratique doit devenir intuitive, l’instrument un haut parleur de notre esprit.
Comment cela ?
Par le travail de l’instrument surtout.
Est-ce qu’on prépare tout à l’avance ?
Non bien sûr. Improviser c’est justement ne pas penser. Lorsqu’on improvise on est dans la musique. Ce n’est pas quelque chose d’intellectuel.
Oui. Cela dit, c’est grâce au travail qu’on a fait avant qu’on est capable de ne plus penser justement.
C’est ça.
Comment se fait ce travail ?
On relève des solos principalement. Au début c’est fastidieux et puis ensuite, avec l’habitude, on y arrive beaucoup plus facilement.
Est-ce que c’est important d’avoir l’oreille absolue pour cela ?
Moi je suis heureux de ne pas l’avoir. En fait l’oreille relative est plus importante.
Ah bon, pourquoi ?
En général les élèves qui ont l’oreille absolue se reposent sur cela. Du coup ils sont souvent une conscience du rythme assez faible ou une moins bonne conscience de l’intervalle. Or, l’intervalle est fondamental car c’est la première couleur musicale.
Une note seule n’a pas de couleur musicale ?
Bien sûr, elle a une couleur intrinsèque. Celle-ci dépend en partie de l’instrument d’ailleurs : faire un -la au piano ou au saxophone n’est pas la même chose.
Oui évidemment. Comment est-ce que tu fais pour relever un solo ?
Avant de passer par l’écrit il y a un passage par l’oral. Je chante jusqu’à être capable de reproduire toutes les inflexions. Puis je prends l’instrument et je ne me laisse pas le choix de faire une erreur, je reconnais chaque intervalle puis le joue. A ce moment-là il y a un chant intérieur.
Comment-cela ?
L’instrument devient le haut-parleur de la pensée.
C’est intéressant ça. Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Faire de la musique c’est comme parler. Tu ne réfléchis pas à l’avance à tout ce que tu veux dire. Tu parles, et puis voilà. C’est spontané. Par contre il faut effectivement avoir développé un vocabulaire pour pouvoir jouer après.
C’est quoi un vocabulaire ?
C’est une façon de jouer des couleurs harmoniques, une façon de les articuler rythmiquement, le placement des enchaînements mélodiques surtout.
Tu fais ça comment ?
Je travaille les intervalles, je fais des gammes en faisant varier les rythmes, les appuis, je joue des solos relevés…. le vocabulaire est une synthèse personnelle des différents vocabulaires découverts à travers l’étude et l’imitation d’autres musiciens.
Comment ça ?
Et bien je peux travailler une structure harmonique qui m’est étrangère et peu à peu, à force de la jouer, je l’intègre dans mon propre dictionnaire.
Et sinon ?
Sinon on se structure par l’écoute et par la sensation instrumentale. La formation du son, du jeu, vient beaucoup par mimétisme.
C’est un peu comme une langue en fait : pour parler on n’a pas besoin de savoir toutes les règles de grammaire. On répète avec ses parents, son entourage. Ensuite on peut ajouter la connaissance de la grammaire.
Oui. Certains musiciens ne connaissaient pas l’harmonie de façon théorique, Chet Baker par exemple, et d’autres ont appris en jouant ou ont abordé la théorie après avoir d’abord improvisé de façon intuitive, en chorusant, c’est à dire en créant spontanément une extension, une variation du thème.
Comment ça ?
C’est à dire que le jazz est né dans l’environnement des comédies musicales à Broadway dont les chansons étaient la musique populaire aux Etats-Unis à cette période. Pour ne pas « perdre » le public, les musiciens de jazz ont joué les mélodies de ces comédies musicales et ont improvisé sur les changements d’accords de ces dernières.
Je comprends.
Les standards sont à l’origine des chansons, les musiciens de jazz les ont souvent jouées sans chanteur/euse, et ont même réécrit des mélodies sur les changements d’accords originaux. C’est ainsi que le jazz s’est progressivement créé un cadre « propre » mais ancré dans la tradition.
Est-ce qu’il y a eu d’autres changements qu’instrumentaux ?
Bien sûr. A l’origine, les chansons étaient sur des valeurs longues. Charlie Parker a raccourci les valeurs et réécris les thèmes :
Effectivement on entend bien la différence rythmique.
Oui. Tu vois que Parker garde le défilement harmonique en réécrivant les chansons. Le jazz a une complexité harmonique et rythmique.
C’est ça qui le différencie de l’improvisation des musiques traditionnelles ?
Probablement. En tout cas c’est ainsi que le jazz est devenu savant. Sans cela on ne l’enseignerait pas au conservatoire aujourd’hui…
Il s’est libéré de son cadre en quelque sorte.
C’est ça, avec l’improvisation et l’éclatement interne de la structure. Si tu écoutes Lee Konitz par exemple, sur un morceau en 4 temps il déstructure totalement le rythme. Dans « Motion I remember you » il développe des motifs à 7 temps par exemple.
En fait un des exemples les plus frappant de cela c’est « Turkish Mambo » de Lennie Tristano. Ecoute, comment il déstructure totalement le rythme, superpose plusieurs métriques :
Et ça tient parce que le batteur maintient le rythme derrière ?
Non, il n’y a même pas besoin.
Je ne le connais pas tellement en fait.
C’est un génie. Il a toute une réflexion sur le son, le travail du relevé, comment chanter les thèmes, le rythme, le feeling et surtout une pensée très profonde sur l’improvisation.
J’irai voir alors, merci du tuyau !
Je pense qu’il t’intéressera vraiment parce qu’il a beaucoup pensé sa musique. Il avait une véritable école de pensée sur le son du saxo (par exemple, Lennie Popkin « Psaume 22 », était un de ses disciples). Ecoute « Line up » dans All of me par exemple, c’est un véritable traité d’impro. Mais malgré cette pensée, il n’y a pas d’intellectualisation de sa musique, tout est intuitif. Certains aiment dire que sa musique est froide et implacable parce qu’elle est cérébrale mais c’est une méconnaissance, l’erreur fait partie de son jeu et c’est ça qui est beau!
Il a enregistré ça lentement sur une bande son, puis il a accéléré.
J’imagine que l’harmonie est aussi un moyen par lequel les musiciens se sont affranchis du cadre.
En fait, si tu veux, l’improvisation ça comprend des variations de mélodie, harmonie, rythme, son. Tout cela se structure dans l’introspection, le travail en solo chez soi. Puis vient le moment où l’on joue et à ce moment-là on ne pense plus. Charlie Parker disait : « apprenez les grilles et oubliez-les ».
Si tu écoute « Solar » joué par le trio de Brad Mehldau, tu entends qu’au fur et à mesure, la grille d’accords est transformée et qu’à l’intérieur de la structure du morceau règne une grande liberté.
Pourquoi « oublier » ?
Parce qu’ensuite il ne faut plus être centré sur soi-même sinon ta musique n’a pas de sens. Il est nécessaire d’écouter les autres lorsqu’on joue en session. Après c’est vrai qu’il y a des gens qui ne travaillent jamais seuls, qui ne font que des sessions.
Ah bon ?
Oui, Bill Carrothers apparemment. En fait, je pense que si tu as eu la chance de commencer jeune, ça aide à pouvoir être moins dépendant du travail en solo plus tard.
Pourquoi ?
Parce qu’on a déjà une base bien solide qui demeure même quand on ne travaille pas. Les mouvements sont bien imprimés et du coup, d’un jour à l’autre, même si beaucoup de temps passe, il y a peu de perte. Les mouvements qu’on a appris petit sont devenus naturels en fait. Quand on rejoue après un long moment d’absence on a comme des retrouvailles avec l’instrument, on ne doit pas tout recommencer au début.
C’est vrai que j’ai remarqué que, même si je travaille moins qu’avant, je garde quand même bien mieux les mouvements, plus que cela, j’ai parfois l’impression de progresser d’une fois sur l’autre sans travailler.
C’est vrai même si il y a une musculature spécifique à chaque instrument qu’il faut entretenir….
Oui, bien sûr.
Quand j’ai voyagé pendant 9 mois en 2011 je n’ai presque pas joué. J’avais juste pris un saxo soprano tout pourri et je n’ai presque pas pratiqué. A mon retour j’ai été très surpris de voir que j’étais plus à l’aise avec mon instrument. C’est comme si j’avais gagné une perception plus large des structures, une façon de ressentir les cycles différemment, avec une meilleure conscience. Parfois c’est important de laisser l’instrument pour avoir une plus grande largeur de jeu.
Mais à mon avis, pendant ces 9 mois, tu es resté dans le son en fait. Luigi Grasso m’a dit que, pour lui, le son se nourrissait de l’environnement, toi tu as été en Asie, tu as rencontré des gens, de nouvelles cultures, de nouvelles sonorités, ta personnalité s’est ouverte alors probablement nécessairement ton son également.
C’est vrai. Le son se nourrit vraiment de l’environnement. D’ailleurs il y a un musicien, Logan Richardson, qui a appelé sa façon de composer « URBANA ».
Sa sonorité vient de la rue visiblement… Je profite qu’on en est arrivé à la question du son pour aborder la notion de justesse.
Elle est super importante.
Comment tu la travailles ?
Au niveau de la gorge. C’est le même mécanisme qu’avec la voix dans le chant. C’est le travail de gorge qui donne la malléabilité, la rondeur et la richesse du son.
Quels sont les muscles importants ?
Ceux de la bouche. On exerce une pression latérale sur le bec afin d’avoir un bon contrôle du son, sans pression verticale qui détériore ce dernier.
Est-ce que la justesse est facile ?
Relativement. On a une facilité d’émission des notes au saxophone due au fait qu’il existe un doigté par note, ce qui n’est pas le cas à la trompette par exemple, par contre ce doigté ne rend pas le son « juste ». Un débutant peut donc rapidement jouer un morceau mais n’aura pas tout de suite un son juste et beau.
Quels sont les problèmes que tu peux rencontrer ?
Et bien par exemple, la justesse est relative à l’environnement sonore, il faut apprendre à maîtriser le son dans les pianos comme dans les fortissimo.
Pourquoi ?
Comme on change la hauteur du son par la puissance du souffle et le travail de la gorge, si on joue en groupe on change les tensions sonores. Tout est fondé sur l’alternance tension/résolution : il y a cette alternance au niveau harmonique, mélodique, rythmique et hauteur de son c’est à dire justesse.
Il faut travailler à ce que ce soit parfaitement juste ?
Oui et non. Par exemple, Charlie Parker ou Wayne Shorter ne sont pas forcément « justes » au sens strict du terme. Il y a des musiciens qui ont leur justesse personnelle.
Comment ça ?
Le fait de jouer légèrement faux donne une tension supplémentaire qui est expressive.
Comment on la travaille, cette expressivité ? Avec la voix ?
C’est vrai qu’il y a un lien entre la voix et le son. La voix est un outil très intéressant. Après ce n’est pas une fin en soi. L’improvisation n’est pas le produit de ce qui est entendu, c’est quelque chose de spontané.
Il y a des règles tout de même, non ?
Si il y a des règles d’harmonie, de certaines notes que l’on joue sur certains accords ! Mais sur l’accord de dominante par exemple, toutes les notes ont un sens, c’est donc uniquement la façon de les enchaîner qui donne un sens musical.
C’est quelque chose d’intuitif ?
Relativement oui. On peut savoir qu’un enchaînement ne fonctionne pas parce qu’on l’a appris mais on peut le savoir aussi par expérience.
Comment tu reconnais le style d’improvisation d’un musicien ?
Il y a le son surtout, puis le vocabulaire harmonique, mélodique, rythmique…
Par exemple ?
Il y a la différence aux USA entre le jazz que l’on a parfois à tort géolocalisé côte est/côte ouest, le jazz blanc et le jazz des noirs-américains. Ecoute par exemple « Stars fell on Alabama » interprété par Stan Getz ou Cannonball, c’est vraiment très différent.
J’imagine que ce conflit racial a dû fortement traverser le jazz.
Bien sur, la vie en 1950 à New York (par exemple) était beaucoup moins confortable pour un noir qu’un blanc, le premier devait posséder un permis de travail qu’on lui retirait à la moindre occasion… Bref…
Oui, on ne va pas rentrer dans cette question énorme et on va s’arrêter là. Merci beaucoup pour ta participation à ma recherche !